la fiche classique Il n'était pas rare d'entendre les survivants regretter le temps d'avant. Lorsque le monde tournait encore "rond". Avant le virus, avant le black-out, avant ce qui peut s'apparenter à l'apocalypse. Samir était une exception. Il n'avait pas de vie à regretter. Tout était devant lui : une nouvelle chance, une nouvelle existence, une place à occuper, un rôle à remplir.
Autrefois, le monde n'était pas fait pour Samir. Il avait été rejeté dès son plus jeune âge, lorsque sa mère biologique, pour une raison qu'il ignorait, l'avait déposé dans un hôpital pour ne jamais revenir. Dans son malheur, il avait toutefois la chance d'être jeune, un bébé qui attira l'attention d'un couple incapable d'avoir des enfants : les Bell.
Ils s'étaient imaginés mille choses à propos de ce garçon qu'ils avaient fait entrer dans leur vie. Qu'il serait un artiste, un sportif, un petit génie, quelqu'un d'apprécié et d'appréciable, un enfant dont ils pourraient être fiers. Mais Samir n'était pas cet enfant exagérément idéal dont ils avaient rêvé. Il était... différent.
Il ne parlait que très peu. Souriait à peine. Il passait le plus clair de son temps seul, fuyant le contact avec les autres enfants (principalement parce qu'il n'arrivait pas à se lier avec eux et que cette difficulté les poussait à le martyriser). Il n'avait rien d'un sportif, rien d'un artiste et il n'était certainement pas populaire. Oh, il était intelligent, il n'y avait pas à en douter. Mais à quoi un génie pouvait-il servir s'il était incapable de partager son savoir, ses connaissances, sa culture ?
Samir n'avait jamais senti une grande vague d'amour de ses parents adoptifs à son égard. Mais cette absence d'affection s'accentua plus encore lorsque, alors qu'il allait sur ses six ans, ils parvinrent à donner naissance à un garçon. A
leur garçon, comme Samir les avait entendu en parler. Un garçon ordinaire. Un garçon parfait.
Les années s'écoulaient. D'un enfant réservé, Samir était devenu un adolescent tout aussi discret. Désireux d'être aimé, désireux de se lier aux autres, mais manquant des clés pour ce faire. Des clés que n'importe qui d'autre semblait pourtant avoir à sa disposition dès les premières années de sa vie...
De son coin de solitude, il observait le noyau familial qui s'était créé et duquel il était exclu. Des parents normaux, un enfant normal. Et lui, le mouton noir. Celui qui était entré dans le cercle par dépit, parce que Mr et Mrs Bell n'avaient personne d'autre à cette époque. Celui qu'ils n'arrivaient pas à considérer pleinement comme leur fils.
Peut-être que, dans d'autres circonstances, Samir aurait pu recevoir l'assistance dont il avait besoin pour développer ses compétences sociales, sa confiance en lui-même, ses atouts. Auprès d'une famille aimante, compréhensive, patiente. Mais là n'était pas le cas.
Oh, il n'était pas détesté ou battu. Quelques fois, Samir s'était surpris à songer qu'il aurait préféré que cela soit le cas, que cela lui donne le sentiment d'exister à leurs yeux, même de cette affreuse manière. Au lieu de cela, il était... ignoré. Dédaigné. Comme si le simple fait de chercher à discuter avec lui représentait une perte de temps considérable.
Difficile de devenir un adulte intégré en société lorsque l'on s'appuie sur des fondations aussi fragilisées... Samir n'avait pas terminé ses études, échouant à ses oraux, ne supportant pas la pression qui lui était imposée de réussir, lui qui n'était bon qu'à
ça, après tout... Sans diplôme en poche ni compétences sociales suffisantes pour bluffer les employeurs, trouver sa place s'avérait proche de l'impossible.
Oh, Samir eut quelques petits boulots, par-ci par-là. Jouer les vendeurs dans une grande surface, trier des dossiers, cuisiner des burgers, ce genre de choses. Il n'était pas mauvais, loin de là, en particulier lorsqu'il pouvait mettre à profit son intellect unique et ses capacités d'analyse et d'organisation. Mais il y avait un hic. Et ce hic, c'était ce que la société exigeait alors de tous : des capacités sociales top niveau.
Pouvoir partager une pause café et échanger des banalités, trouver les bons mots pour ses collègues, être sur la même longueur d'onde... Samir était un bon travailleur, mais il n'avait pas le
truc. Qui avait envie de travailler avec quelqu'un qui restait perpétuellement dans son coin, qui vous fixait du regard comme s'il avait envie de dire quelque chose, mais sans jamais oser prendre la parole ?
Alors, Samir s'était fait renvoyer, un certain nombre de fois. Quand il n'était pas tout bonnement rejeté à l'étape de l'entretien, tout simplement. Sans travail stable, pas de salaire régulier. Impossible de louer un appartement. Impossible de démarrer une vie quelque part, de s'installer, de s'établir. Il n'avait pas d'autre choix que de se débrouiller, d'alterner entre hôtels, refuges et, quand plus rien ne se présentait à lui, les rues.
Sa famille ? Il ne voulait pas compter dessus. Il ne pouvait pas compter dessus. Ils acceptaient de l'accueillir, là n'était pas le problème. Non, c'était ce qu'ils éprouvaient, ce qu'ils lui faisaient sentir, ce dont ils discutaient entre eux lorsqu'ils pensaient que Samir ne les entendait pas qui le gênait profondément.
Un poids à supporter, un parasite, une gêne. Qui s'en occuperait quand Mr et Mrs Bell ne seront plus là ? Son petit frère aurait-il à le supporter toute sa vie ? A le soutenir à bout de bras, en sacrifiant son propre bonheur ? Ne pouvait-il pas faire comme tout le monde, pour une fois ? Trouver un travail, se faire des amis, s'installer quelque part, se marier, avoir des enfants... Une vie
normale, quoi.
Samir avait préféré couper les ponts. Tout plutôt que de supporter cette éternelle pression, ce jugement, cette condescendance. Ils ne l'aimaient pas. Il n'avait pas à se forcer à devenir quelqu'un qu'il n'était pas, au prix de sa santé mentale, juste pour leur faire plaisir. Il allait se débrouiller, comme il le pouvait. Comme il l'avait toujours fait.
Et puis, le monde avait basculé. Et Samir s'était adapté. Il avait appris à survivre à la rue. Ce n'était pas si différent de ça. En vérité, c'était même plus aisé pour lui, d'une certaine manière. Il n'avait plus à prétendre être comme les autres pour tenter de se faire une place. Ces normes n'avaient plus d'importance. Tout ce qui comptait, c'était de survivre.
Il n'était pas particulièrement fort ni entraîné. Mais Samir avait de la volonté et il n'avait pas peur de mourir. Il n'avait jamais craint cette possibilité. Dans les premiers temps, il avait survécu seul, comme il l'avait toujours fait. Et puis, tout avait changé lorsqu'il avait rencontré cette famille. Des parents. Une petite fille.
Samir n'avait plus de ressources et le couple l'avait accueilli, avait partagé leur repas avec lui. Il savait qu'il aurait dû se méfier, mais il avait trop faim pour refuser, pour s'éloigner. Et le piège s'était refermé sur lui. Une dette qu'il devait rembourser. Un devoir duquel il ne pouvait se détourner.
Tous deux étaient infectés et n'en avaient plus pour très longtemps. Ils étaient en route pour Jericho avec leur fille lorsqu'ils avaient été contaminés. Ils étaient incapables de déterminer exactement l'instant où ils avaient été infectés, mais ils présumaient qu'ils avaient mangé de la chair malade ou s'étaient retrouvés au contact du sang d'un Contaminé.
Toujours était-il qu'ils s'approchaient de la fin et que leur fillette était toujours vivante et saine. Trop jeune pour s'en sortir seule dans ce monde sans pitié. Ils ne savaient vers qui se tourner, à qui la confier. C'était en désespoir de cause qu'ils s'étaient "jetés" sur lui, qu'ils lui avaient offert leur repas, qu'ils avaient fait preuve de sympathie dans cette époque cruelle. Pour que leur fille ne se retrouve pas seule. Pour que quelqu'un la mène à Jericho.
Et Samir n'avait pas pu refuser. Il n'avait pas pu se dérober, pas devant cette détresse, pas après avoir été aidé dans cet instant critique. Il avait une dette à rembourser, une promesse à tenir. Et Samir le ferait, quoi que cela lui en coûte.
Il n'avait pas laissé le temps à la gamine de pleurer ses parents. L'époque n'était pas favorable, en particulier auprès d'un cadavre susceptible de se réveiller à chaque instant. Elle le détestait pour la traîner derrière lui comme un boulet, sans lui laisser le moindre choix. Il le lui rendait bien, pour perturber sa solitude, pour le faire se sentir à nouveau "différent", pour avoir bouleversé son train-train quotidien, sa petite survie personnelle.
Et pourtant, Samir s'acquitta de sa dette, malgré le poids que cette responsabilité représentait pour lui. Il leur fallut des semaines, peut-être même des mois de marche, difficile à évaluer dans ce monde sans électricité, sans repères. Toujours est-il que, à la find de l'année 2019, Samir et la petite fille firent leur entrée au camp.
Samir n'avait pas prévu de rester. Mais quelque chose l'en avait convaincu : la possibilité d'être utile. D'avoir un but, un rôle. Une place quelque part, pour la première fois de sa vie. Alors, il avait décidé de faire ses preuves. Il n'était pas un combattant, un soldat, un médecin... Mais il avait son sens de l'ordre pour lui et son inflexibilité. Tout ce qui était demandé de la part de quelqu'un ayant la responsabilité de gérer les stocks du camp.
C'était un rôle important, primordial. Samir n'avait pas le droit à l'erreur, pour la survie de tous et toutes. Mais c'était là une responsabilité qu'il pouvait gérer. Après tout, ils s'en fichaient bien qu'il sourit ou non, qu'il fasse la causette et fasse semblant de s'intéresser à la petite histoire de vie de tout le monde... Ils n'en avaient rien à faire de sa bizarrerie, de ses tics, de son étrangeté, pourvu qu'il remplisse son rôle et qu'il le fasse bien. Et ça, Samir en était parfaitement capable.
Jericho était devenu son antre, sa famille. Il avait contribué comme il pouvait à son expansion, se réjouissant de ses règles durcies, mais logiques et justifiées à ses yeux. Ici depuis tout ce temps, Samir n'a jamais songé à quitter le camp.
Pourquoi le ferait-il ? Après trente-quatre années passées sur cette Terre, pour la première fois de sa vie, l'homme se sent enfin utile. Apprécié pour ses compétences. A sa place. Et c'était tout ce qu'il voulait. Tout ce qu'il avait espéré, pendant tout ce temps. Appartenir à quelque chose. Faire partie de la société.
Et dans ce monde apocalyptique, il en avait enfin la possibilité...